Little Mary est une pièce
très insolite (ou disons qu’elle est pleinement
conforme à l’esprit de l’auteur et nous serons
plus proches de la vérité) de J.M. Barrie, qui
précède sur scène son immense succès,
Peter Pan (le 27 décembre 1904 au Duke of York’s
Theatre). Je crois bien que je vais garder pour moi son petit
secret et le fin mot de l’humour qui la caractérise.
Je ne veux pas gâcher la surprise. Contrairement à
ce que l’on pourrait très facilement penser, elle
contient des éléments essentiels à la compréhension
de Peter Pan et des autres œuvres de Barrie. Jamie
n’a jamais exactement redit la même chose, même
si le thème majeur demeure présent. Chaque texte
est une pièce maîtresse pour la résolution
de l’énigme qu’il ne cesse encore d’être.
Pour toujours, je le souhaite.
La pièce a été donnée, pour la première
fois, au Wyndham’s Theatre, le 24 septembre 1903. Parmi
la distribution, notons la présence de Gerald du Maurier
dans le rôle de Lord Rolfe (il sera bientôt Crochet
et Monsieur Darling, puisque par convention le même acteur
interprète ces deux rôles… et ce n’est
pas un hasard…) et de Nina Boucicault
(futur Peter Pan, la première actrice
à l’incarner au théâtre ; je lui préfère
Pauline Chase,bien que
je ne puisse juger que sur photographie !) qui donne vie à
Moira Loney, l’héroïne si adorable de la pièce.
Moira est l’un des prénoms de Wendy, l’autre
étant Angela – elle est en quelque sorte une anticipation
de cette petite mère - et cela fait, très évidemment,
référence au destin, aux Parques ou Moires bien
connues.
*****
Petit extrait de cette pièce qui fera partie du Volume
Barrie à paraître en 2008. Il s'agit d'un fragment
de l'acte I. Pardon pour la mise en page, qui n’est pas
conforme aux us et coutumes de l’Imprimerie quant à
la présentation d’une pièce.
Monsieur Reilly (à
lui-même). Etrange, mais c’est un bon présage.
Moira. Quoi, grand-père ?
Monsieur Reilly. Que celui-ci vienne précisément
cette nuit-là entre toutes les nuits !
Moira. Parce que c’est mon anniversaire
!
Monsieur Reilly. Oh, ton anniversaire, mon
enfant !
Moira. Oui ! Tu ne te souviens pas ? J’ai
douze ans (1), aujourd’hui ! (Elle se relève.)
Nous sommes si bien amusés ! Regarde !
Elle prend sur la table une coiffe en papier qui provient d’un
cracker et le met sur sa tête, où il demeure en
place.
N’as-tu pas envie de m’embrasser, grand-père,
pour mon anniversaire ?
Monsieur Reilly. Oui, mon enfant !
Elle est contente. Elle court à lui gaiement et lui
tend son visage. Mais déjà il l’a oubliée,
replongé au plus profond de ses pensées. Elle
est si déçue qu’elle pleure un peu mais
courageusement combat ses tristes émotions.
Moira (elle est assise, elle coud et irradie).
Vas-tu écrire ce soir, grand-père ?
Monsieur Reilly. Non, Moira. Je ne vais plus
jamais écrire.
Moira. Ne plus jamais écrire ? Pourquoi
? Je ne peux me souvenir d’une nuit où tu n’aurais
pas écrit !
Monsieur Reilly. Ta mère avait coutume
de me dire cela aussi, ma chère enfant. Souvent, souvent,
elle le disait. Je me rappelle aussi d’une autre jeune
femme, qui s’asseyait près du feu (1), et regardait
le livre grossir*. Il s’agissait de ta grand-mère,
Moira… Une épouse, un enfant, un petit-enfant !
Il se lève.
Moira !
Il détache la clef de la chaîne qu’il porte
autour du cou.
Apporte-moi le livre !
Moira prend la clef et se dirige vers le coffre qu’elle
ouvre. Monsieur Reilly atteint la table de travail, la débarrasse
pour y recevoir les livres, et met ses lunettes. Il déplace
le panier à ouvrage à l’extrême bout.
Le livre est constitué de trois tomes impressionnants.
Elle apporte les Volumes 1 et 2, qui sont si lourds que ses
bras ont du mal à les porter. Quand Monsieur Reilly prend
les livres, elle soulève le panier de table et le met
par terre. Il prend les deux tomes et les place l’un à
côté de l’autre. Il s’assoit et jubile
à leur vue. Il ouvre le Volume 2. Il est en train d’en
lire des passages quand Moira apporte le Volume 3, qui contient
un morceau de papier buvard. Il ferme le Volume 2, place le
Volume 3 dessus, pour finalement le laisser ouvert à
la page blanche, où se trouve le buvard.
Moira (pathétique). Combien
tu les aimes, grand-père ! Tu n’oublierais pas
de les embrasser !
Monsieur Reilly. Mon livre ! Moira, ce livre,
c’est moi – et non pas cette charpente affaissée
qui est déjà presque complètement rongée.
Je me suis fondu dedans. Dans ce livre, je demeurerai toujours
jeune et vigoureux à travers les âges.
Il appuie sa tête sur le livre, se lève et désigne
la commode où est posé un porte-plume. Moira,
le porte-plume !
Moira. Mais je croyais que tu ne devais plus
écrire… ?
Elle prend l’écritoire sur la commode avec
le porte-plume qui repose dessus et dépose l’ensemble
sur la table, à côté des livres.
Monsieur Reilly (Il laisse sa chaise à
Moira.). Il n’y a qu’un mot à écrire.
Je pensais autrefois que ma femme l’écrirait, puis
j’ai pensé ensuite que ce serait ta mère,
mais c’est toi qui vas l’écrire, mon enfant.
Il installe Moira sur sa chaise, puis il prend le porte-plume
et le trempe dans l’encrier, le donne à Moira et
lui désigne le livre.
Ecris ici le mot « Fin ».
Moira. « Fin », grand-père
?
Monsieur Reilly. Le livre est terminé.
Ecris « Fin » !
Elle écrit. Il se tient dans son dos et la regarde
faire.
Fin ! Fin !
Il éponge la page avec le buvard, le regarde, le
referme, le pose sur le Volume 2, enlève ses lunettes,
les met sur le Volume 3, quitte la table et va s’asseoir
sur une chaise.
Monsieur Reilly. C’est ma fin !
Moira (qui va à lui). Mon cher
grand-père ! Mon cher grand-père !
Monsieur Reilly. Je suis un petit peu agité,
Lucy.
Moira. Je suis Moira, mon petit grand-père.
Lucy, c’était maman.
Monsieur Reilly. J’oublie quelquefois
que tu es la petite Moira qui n’a jamais eu un mot plus
haut que l’autre à l’encontre du livre. Elles
étaient fatiguées de ce livre. Parce que j’en
expérimentais les conclusions sur elles. Elles n’aimaient
pas cela. Les femmes sont étranges.
Moira (qui se rapproche de lui). Mais
tu disais que je devrais lire ce livre quand le temps serait
venu !
Monsieur Reilly. Le temps est venu !
Il prend le Volume 1 sur la table et il lui tend.
Tu vas le lire, Moira, et je vais m’asseoir pour te regarder.
Ensuite, lorsque je serai parti, tu resteras assise à
le lire. J’ai mis de l’argent de côté
pour toi, mon enfant, depuis six ans. Jusqu’à tes
dix-huit ans, tu n’auras rien d’autre à faire,
sinon lire ce livre.
Moira. Oh, grand-père ! Comme je vais
l’aimer !
Monsieur Reilly. Ensuite, tu iras chez les
grands de ce monde et tu en convertiras certains.
Moira. Moi ?
Elle recule un peu.
Monsieur Reilly. Toi ! Moira !
Moira (effrayée). Mais tu viendras avec
moi ?
Monsieur Reilly. Je serai toujours avec toi,
car ce livre c’est moi. Tu dois m’emmener avec toi
partout où tu te renderas, mais seuls tes yeux doivent
me regarder. Personne, pas même ceux que tu soigneras,
ne devra savoir la nature du remède. Cela les surprendrait
dangereusement. Ces nobles personnages doivent être sauvés
discrètement...
Moira. Mais n’est-ce pas les tromper,
grand-père ?
Monsieur Reilly. C’est pour leur plus
grand bien.
Moira. Alors, je ne serai plus digne de confiance
? Je ne peux pas faire cela ! Je ne le peux !
Monsieur Reilly (féroce). Tu
refuses ?
Il se lève.
Dans ce cas tout le travail de mon existence est réduit
à néant et je me jette dans le feu.
Il se dirige vers le foyer de la cheminée et menace de
jeter le livre dans les flammes.
Moira (elle va à lui, horrifiée).
Non ! Non ! Grand-père ! Je le ferai ! Oui, je le ferai
!
Elle l’empêche de le lancer en posant sa main sur
son bras.
Monsieur Reilly (avec émotion).
Mon enfant… Je suis quelque peu désolé pour
toi, car je ne peux rien sinon constater dans quel domaine (il
regarde les lits où sont couchés les bébés)
ton bonheur le plus grand aurait pu s’épanouir.
Mais nous faisons cela pour le bien de ces chers Saxons, pour
l’Angleterre, Moira, de la part des Irlandais reconnaissants.
Moira. Je ne les aime plus autant qu’auparavant…
Monsieur Reilly. Pour sauver celui qui se tenait
ici même tout à l’heure.
Moira. Oh ! Comme j’aimerais le sauver
!
Monsieur Reilly. Le moi doit être sacrifié.
Toutes les aspirations personnelles doivent prendre le chemin
du devoir.
Moira (fébrile). Oui ! Oui !
Monsieur Reilly (désignant les lits).
Tous ceux-ci doivent partir.
Moira. Les enfants ! Grand-père ! Oh,
cela me tuerait !
Monsieur Reilly. Rien ne doit interférer
avec le livre.
Moira. Et je n’aurai plus rien** à
materner ?
Monsieur Reilly. Ton ardent désir aurait
fait de toi une femme ordinaire. Mais quelle femme extraordinaire
tu vas devenir en y renonçant ! (2) Assieds-toi, Moira
!
Moira s’assoit.
Assieds-toi près du feu et commence à étudier.
Mes vieux yeux ont faim de voir la personne que tu seras dans
six ans (3).
Il porte une lampe et la tient à côté
de Moira, afin de lire par-dessus son épaule. Elle est
assise, l’air dubitatif, avec le Volume 1. Il se tient
debout, la lampe toujours à la main, il la regarde. Il
triomphe.
Cela s’appelle… Mon enfant, lis
le titre.
---------
Traduction C.-A. F.
Ne pas reproduire sans mon consentement.
(1) Les lecteurs de Barrie ne seront pas étonnés
par cet âge…
(2) Anticipation d’Alice-sit-by-the fire (1905)
(3) La même idée, bien qu’inversée,
se trouve dans Le
petit oiseau blanc.
(4) Barrie use toujours, à partir d’un point ancré
dans le présent, de distorsions temporelles dans ses
écrits.
* comme un ventre de femme enceinte...
** "rien" et non pas "personne", le choix
de ce mot n'est pas anodin, bien évidemment...
|