"(...)"une pièce pour les enfants ou pour ceux qui, un jour, furent des enfants. C’est une pièce écrite du point de vue de l’enfant en son auteur (...)"
Il
est parfois difficile de différencier la valeur de volonté
de la valeur de caractéristique, lorsque l’on doit
traduire certaines occurrences de « would » en français.
D’où la nécessité de savoir lire une
œuvre (j’entends lire en creusant une œuvre, en
s’enroulant dans la spirale qu’elle ouvre à
qui veut ou peut y entrer), mais aussi d’avoir connaissance,
n’en déplaise à certains, du contexte dans
lequel cette œuvre est née. Contexte bibliographique,
biographique et même historique ou géographique.
Une œuvre n’est pas (seulement) une île. C’est
pourquoi, si je m’efforce de lire d’abord et avant
tout Barrie, il m’a toujours paru viscéral de connaître
sa vie, sa langue (pas seulement le scots, mais aussi sa langue
d'écrivain, celle, personnelle, de tout artiste qui donne
un sens intime aux mots, un sens en creux ou en surimpression,
à celui, général, qui est donné par
les dictionnaires), son pays, jusqu’aux moindres détails
de son existence. Lire et traduire les mots ne suffisent pas :
il faut aimer, épouser tout un univers. Sinon, cela n'est
pas honnête : même si la traduction est techniquement
excellente, elle sera humainement médiocre. Je ne suis
pas une technicienne, je suis quelqu'un qui parle la langue des
âmes muettes. Cela ne m'empêche pas de travailler
afin de devenir un bon artisan, mais pour moi l'essentiel est
encore ailleurs. C’est pourquoi je ne traduirai jamais que
ceux que j’aime, dotée de la force de mon amour,
avec mes limites techniques (n'étant pas née anglaise
ou, mieux, écossaise, elles sont innombrables) et mon désir
violent de les abolir. J'apprends à traduire en traduisant,
mais je possède ce que ne possède pas nécessairement
le meilleur traducteur au monde : une volonté de communion
avec le texte que je traduis. Cela comporte aussi des dangers
et des écueils, mais là n'est pas mon petit propos
du jour, car je sais mes faiblesses et mes lacunes.
Dans le cas de Peter Pan, une lecture
attentive des seuls textes qui le concernent, puis des Carnets
de Barrie, et enfin de ses autres œuvres (celles qui mettent
en scène Tommy,
qui est comme le « père » ou l’ombre
de Peter Pan, par exemple) lève vite l’ambiguïté
ou, plus exactement, montre qu’il existe de la place pour
des interprétations superposées. Ce n’est
pas ici le vouloir qui gouverne le pouvoir, mais le pouvoir qui
élabore ou ouvre le champ d'expression du vouloir. La traduction
largement répandue en France de « would not grow
up » en « qui ne voulait pas grandir » est,
à mes yeux, fautive et très dommageable parce qu’elle
ne laisse aucune place aux diverses interprétations ou
subtilités qui sont contenues dans ce « would not
». Barrie a écrit « would not grow up »
et non « didn’t want to grow up » et toutes
les traductions françaises (s’il y a des exceptions,
je veux les connaître et, par avance, je les loue) traduisent
comme s’il avait choisi cette dernière solution.
La meilleure façon de traduire serait certainement d'élire
: « qui ne grandissait pas » ; ainsi, il n’est
pas dit pourquoi (par volonté ou par impuissance) il ne
grandit pas et l’on s’attarde sur un fait qui se prolonge
dans une sorte d’éternité inscrite dans un
passé irréel – celui des contes –, plutôt
que sur un vouloir ou sur un pouvoir qui sont enchâssés.
Qui me lit sait que je crois que Peter Pan ne peut pas grandir.
Et pour cause ! Il n’est pas un enfant mais l’esprit
de l’enfance incarné et peut-être même,
comme l’écrit joliment Barrie, « un enfant
jamais né ». Traduire comme je le propose (avec cette
idée) permet d’établir un fait dans sa neutralité
de fait, détaché de ses causes ou raisons ; ainsi,
à défaut d’exprimer toute la complexité
de ce « would », on ne la détruit pas ou on
ne la masque pas.
Peter Pan ne veut pas grandir – il le dit
ou l'exprime – mais il ne le veut pas, parce qu’il
ne le peut pas. En disant qu'il ne veut pas, cela lui rend en
quelque sorte, de manière illusoire, la possession de son
manque et, de façon moins fictive, un pouvoir sur son impuissance.
Comme il ne le peut pas, il dit qu'il ne le veut pas. Tommy Sandys,
« l’alter ego » de Barrie, a exactement le même
« problème ».
Dans la dénomination « the boy who would not grow
up », il y a donc une ambiguïté très
perceptible : c’est à la fois « le garçon
qui n'allait pas grandir », le garçon qui ne grandirait
jamais, mais aussi, très possiblement, celui « qui
refusait de grandir ». Les deux sens sont également
valables, car « would » peut recouvrir non seulement
une volonté ou un désir (un refus affirmé
en l'occurrence, plus qu'un non-vouloir), mais aussi indiquer
un aspect habituel dans le passé et prédictif. Mais
si l'on choisit de penser et de décrire Peter comme celui
« qui ne voulait pas grandir », on se ferme à
l'autre sens. Mais, si l'on décide de considérer
le premier sens et de l'adopter, on ne perd aucun des sens possibles.
La raison seule prescrit donc d'agir ainsi. Et la connaissance
de Barrie y contraint.
De même, si Barrie avait écrit « the boy who
could not grow up », cela aurait pu signifier : le garçon
qui ne pouvait pas grandir (de même qu’un être
humain ne peut pas voler ou vivre éternellement) ou le
garçon qui ne pouvait pas se permettre de grandir (sans
détruire son univers ou sa liberté, sans fêler
cette coque ou poche creusée dans l'imaginaire nourricier,
par exemple), pour des raisons psychologiques et / ou physiques.
Peter Pan ne peut pas grandir sans perdre son
identité et c’est donc pour cela qu’il ne le
veut pas.
Je ne comprends pas pourquoi cette chose si simple
et si évidente n’est jamais prise en compte.
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Dans les jardins de Kensington...
(Cliquez sur les photos pour les agrandir). Photographies
de Michel Dubois qu'il m'a offertes.)
Les miennes :
[Jadis, quand les messieurs et les dames portaient
des chapeaux...]
Les amis de Peter Pan, peinture de Margaret
W. Tarrant
d'après la statue
des Jardins de Kensington
[Oeuvre de James Jarché]
Sur scène :
Ravissante Pauline
Chase en Peter Pan. "Mon" Peter Pan
préféré, à l'instar de Barrie...
Pauline Chase
en Peter Pan, autographe (recto)
(verso)
"Peter Pan ou le garçon qui ne grandissait pas est une pièce pour les enfants ou pour ceux qui, un jour, furent des enfants. C’est une pièce écrite du point de vue de l’enfant en son auteur. Au cours de notre enfance, nous feignons d’être des pirates, des Peaux-Rouges ou des mères ; et la nuit nous rêvons de tout cela. Il est également une étrange et magique demi-heure entre le jour et la nuit, entre la veille et le sommeil, où l’enfant, dans son lit, les yeux empreints de gravité, voit le jeu et le rêve se rencontrer dans son esprit pour s’y fondre, et le monde du faire-semblant devenir réalité. C’est cette demi-heure que la pièce tente de recréer. « Imaginez-vous à nouveau dans la peau d’un enfant » dit-elle aux adultes « et j’essaierai de vous ramener un petit peu à ce que vous pensiez être et aux choses que vous faisiez jadis. Il se pourrait que vous riiez et soupiriez à la fois. Mais vous devez m’aider en vous déplaçant vers cette demi-heure du crépuscule où je vous attends… »
De Peter, vous penserez bien ce que vous voulez… Peut-être était-il un garçon qui mourut jeune et c’est ainsi que l’auteur imagine ses aventures ultérieures. Ou peut-être était-il un garçon qui ne naquit jamais, un garçon dont se languirent certaines personnes, mais qui jamais ne vint — il se peut que ces personnes-là entendent plus clairement Peter à la fenêtre que les enfants eux-mêmes. Il est indéfinissable. Il dit de lui-même : « Je suis la jeunesse, je suis la joie, je suis l’oiseau qui sort de sa coquille » et c’est ce qu’il entend demeurer à jamais. Rien ne le terrifie, sinon grandir, accomplir des actes lourds de conséquences et être un homme. Wendy est plus simple ; elle aime le foyer ; elle aime l’esprit de l’aventure ; elle aime à être « une petite mère » — elle aime tant cela qu’elle espère, un jour, grandir plus vite que les autres petites filles. Nous pouvons la prendre dans nos bras ; mais essayez donc d'effleurer Peter et vous verrez bien qu’il est intouchable, parce qu’il n’est pas là"
Notes écrites par J.M.B. pour le
programme de Peter Pan, lors de sa représentation
à Paris en 1908. Le texte est cité dans le livre
de Kathleen Kelley-Lainé, Peter
Pan ou l'enfant triste, Ed. Pocket, 1995. Le texte lui fut fourni par Andrew
Birkin ; il a été mal traduit en
français et je l'ai donc retraduit pour mon site. [La traduction française
est imprécise et / ou fautive, notamment à
cause du "would not grow up". De plus, Barrie
n'a jamais écrit qu'il entendait demeurer un enfant
! Là encore, cette traduction infléchit dans
un sens différent de celui donné par l'original.
Cf. plus haut ma traduction de cette phrase. Je ne cite
le propos dans sa traduction Pocket que pour illustrer les
dérives possibles d'une traduction.]
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Zena Dare
en Peter Pan
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