Par le hasard des affinités électives, ou au
contraire peut-être est-ce le fruit de leur nécessité,
Maurice Maeterlinck,
l'auteur de
Pelléas et Mélisande, et Claude
Debussy, le compositeur de l'opéra, ont un lien avec
James Matthew Barrie. J'ai évoqué le premier
ici.
Du second, je rappellerai un ou deux détails, en citant
ce qu'a écrit Paul Hooreman dans La revue de musicologie
(volume 48, juillet-décembre 1962) :
"Quand j'étais enfant, - c'était
hier, c'était en 1911, -j'allais souvent goûter
chez mon oncle Francis de Miomandre, et là, pendant
que ma tante, éclectique et bonne pianiste, m'imprégnait
de Mozart ou de Fauré, de Debussy ou de Wagner, je
lisais et relisais, couché à plat ventre sur
le tapis du salon, un livre dont l'histoire m'enchantait,
et dont les illustrations, surtout, exerçaient sur
moi une fascination délicieuse. Je ne soupçonnais
pas qu'en ce même temps, dans un hôtel du Bois-de-Boulogne,
une petite fille de mon âge lisait le même livre
avec le même plaisir, tandis que son père, lui,
jouait peut-être moins de Wagner, mais sûrement
plus de Debussy. La petite fille s'appelait Claude-Emma Debussy,
mieux connue dans l'histoire de la musique sous le nom de
Chouchou, et le livre, Peter
Pan dans les jardins de Kensington,
de James Matthew Barrie
[une partie de "mon" Petit oiseau blanc, donc].
Hachette venait d'en publier la traduction française,
illustrée des ravissantes aquarelles d'Arthur
Rackham. Le
mystérieux jardin londonien, la vie secrète
des gnomes et des fées dans le creux des arbres, Peter
Pan naviguant sur la Serpentine dans une barque faite d'un
nid d'oiseau, tout cela m'émerveillait, moins peut-être
par la grâce émouvante du récit que par
la poésie secrète des paysages de Rackham. Une
image, entre autres, charmait le musicien en herbe que j'étais
; son titre, imprimé sur une mince feuille de garde,
disait (c'est une citation extraite du conte) : "
... Les fées sont des danseuses consommées".
Et certes, elle était aérienne, la petite
fée que Rackham faisait danser sur un fil de la Vierge,
au son d'une basse de violon jouée par une araignée.
Qu'un grand musicien que j'aimais en est fait le sujet d'une
de ses œuvres ne m'étonna point, quand je découvris
plus tard le deuxième livre des Préludes,
et il me semblait évident que tout le monde dût
connaître l'aquarelle de Rackham, et le conte de J.M.
Barrie. La parenté des trois œuvres était
pour moi chose si avérée que le titre du prélude
en vint à se substituer dans ma mémoire à
la légende exacte de la planche illustrée. C'est
récemment qu'il m'est apparu que les commentateurs
ignorent cette source de l'imagerie debussyste - ce qu'ils
disent du sixième prélude du livre II n'est
que paraphrases poétiques - et qu'il me faudrait peut-être
un jour, à l'intention des esprits critiques, démontrer
«musicologiquement» ce que je savais depuis l'enfance.
Voici donc, avec mes excuses aux fées, les pièces
justificatives de leur procès.
I. L'édition originale anglaise de Peter Pan in
Kensington Gardens, illustrée par Arthur Rackham,
parut à Londres en 1906.
II. En 1907 parut une seconde édition moins coûteuse,
dont Hachette publia la traduction française. (Miomandre
m'avait dit le nom du traducteur, mais je l'ai oublié
; ce n'était ni Henry-D. Davray ni Robert d’Humières.)
III. En 1911 parurent encore une édition anglaise et
une française du même texte, mais en un format
plus petit et avec un moindre nombre de planches. (Sur ces
diverses éditions, le lecteur studieux consultera la
monographie de Derek Hudson, Arthur
Rackham, His Life and Work, London 1960 -et y prendra
bien du plaisir.)
IV. Les Préludes de Claude Debussy, deuxième
livre, parurent chez Durand en 1913. Selon Vallas (Debussy
et son temps, p. 299), le musicien y travaillait depuis 1910,
et Ricardo Vines joua les Fées en première
audition à la Société Nationale le 5
avril 1913.
V. Dans l'édition des Préludes, le
titre : "Les fées sont d'exquises Danseuses"
est ainsi imprimé, entre guillemets, à la fin
du prélude et dans la table des pièces ; il
est le seul à présenter cette particularité.Pour
qui connaît la minutie graphique de Debussy, ce n'est
point là un accident ; l'auteur tenait à signaler
qu'il s'agissait d'une citation.
VI. Une lettre de Debussy à Robert Godet, publiée
dans les Lettres à deux amis, Paris 1942 (lettre XLV,
p. 132, datée du 3 janvier 1912 ), dit ces précises
paroles : "Très cher Godet, Chouchou, pour qui
Rackham est déià "ce vieux Rackham".
a été ravie de votre envoi. Elle me prie de
vous en remercier ("bien gentiment" en vous souhaitant
une "bonne et heureuse année"... Vieille
formule qui reprend toute sa grâce en passant par la
bouche d'un enfant ! [...]"
Mais, dira le lecteur, "exquises danseuses" du prélude
et "danseuses consommées" du conte, ce n'est
pas la même chose ; qui peut nous assurer que Debussy
s'est bien inspiré de Peter Pan ? - Réponse
: le texte anglais lui-même, qui dit : "Fairies
are exquisite dancers" (et non pas : "consummate").
Debussy, qui savait médiocrement l'anglais (cf. Serenade
for the Doll dans le Children's Corner), a transposé
littéralement le "faux ami" que le traducteur
du conte avait soigneusement rendu.
Ceci nous fait supposer que Debussy avait connu les aquarelles
de Rackham en 1908 déjà, lors de son voyage
à Londres, et que l'envoi de Robert Godet -apparemment
la petite édition de 1911 -n'a fait que raviver son
souvenir, puisque Chouchou connaissait déjà
les illustrations de Rackham. Le livre envoyé par Godet
ne peut être Ondine, le conte de La Motte-Fouqué,
dont l'édition française illustrée par
Rackham ne parut qu'en 1912, mais il est infiniment probable,
quoique manquent ici les preuves tangibles, qu'Ondine, le
huitième prélude du même livre II, a été,
lui aussi, inspiré par les aquarelles de Rackham.
On a souvent remarqué l'attrait de Debussy pour tout
ce qui venait d'Angleterre, et chacun sait quel rôle
primordial jouait la stimulation visuelle dans l'imagination
créatrice de l'auteur d'Images et d'Estampes.
Sur l'un et l'autre point les Fées nous apportent
un exemple de plus.
Mais je serais consterné que quelque sot prit argument
de mon article pour faire de Debussy un musicien descriptif,
une sorte de Richard Strauss moins grossier ; je vois déjà,
avec horreur, l'aquarelle de Rackham reproduite sur l'enveloppe
d'un disque !... Certes, les paysages étaient pour
lui source constante d'inspiration ("rien n'est plus
musical qu'un coucher de soleil ..."), et les tableaux
(Whistler), les objets (Canope), les images (Hokousai), les
cartes postales (La Puerta del Vino) pouvaient en tenir lieu,
si leur force d'évocation était assez grande,mais
ils ne lui servaient que d'étincelle inspiratrice et
le musicien en transcendait tous les détails pittoresques.
On ne saurait trop relire, sur ce point, ce qu'il publiait
en 1911 : "Qui connaîtra le secret de la composition
musicale ? Le bruit de la mer, la courbe d'un horizon, le
vent dans les feuilles, le cri d'un oiseau déposent
en nous de multiples impressions. Et, tout à coup,
sans que l'on y consente le moins du monde, l'un de ces souvenirs
se répand hors de nous et s'exprime en langage musical..."
Pour son anglomanie, il est injuste de la rattacher à
la mode du temps et d'y voir une affectation "fashionable",
comme on disait alors. C'est une affinité plus profonde
qui relie Debussy à ce qu'il y a d'essentiellement
rêveur et de contemplatif, de "mystique naturiste",
dirais-je de pentaphonique, dans l'âme et la sensibilité
anglaises ; la nationalité n'est pour rien dans ces
parentés caractérologiques. Même son intérêt
d'un jour pour les fées d'Arthur Rackham témoigne
dans le même sens : pour le Français typique,
les fées sont une invention charmante, certes, mais
d'une imagination puérile qu'on rejette dès
qu'on a l'âge de raisonner ; bien avant Shakespeare
elles étaient réelles (de cette réalité
évidente et imaginaire propre à la poésie)
pour l'Anglais, qui ira jusqu'à les photographier [Cf.
ce billet sur Conan Doyle], même si c'est with his
tongue in his cheek... Et certes, parmi tous les documents
qu'on possède sur l'existence de ces petits êtres
qui transfigurent de leur présence évanescente
et fugace les lieux qu'ils habitent, l'un des plus significatifs
est assurément celui que nous a légué
Debussy."
To be continued...