Mary Ansell, l'épouse de J. M Barrie, mériterait
à elle seule une biographie, tant ce personnage présente
des zones d'ombre et conserve, à ce jour, son mystère.
A mes yeux, en tout cas.
Robert Greenham, mon grand ami,
a publié récemment un nouvel article en relation
avec Barrie, développant un peu un propos déjà
tenu dans son livre.
J'ai décidé de le traduire / de l'adapter pour les
lecteurs français qui ne lisent pas l'anglais.
Je vous le livre ci-dessous, avec sa bénédiction.
Rien ne vous empêche de lire l'original, bien entendu.
Je préciserai simplement que Barrie s'est servi bien avant
Rosalind, dans Quality Street, d'un personnage
de femme qui joue sur deux âges (on retrouve beaucoup de
points communs entre les deux oeuvres)... et que le renversement
temporel (la mère qui devient une enfant et l'enfant qui
devient mère, par exemple) ou les jeux avec la temporalité
des personnages (Peter Pan, Mary Rose, pour les plus célèbres)
sont quelque chose de fréquent dans l'œuvre barrienne.
C'est pourquoi je suis persuadée que le propos de Rosalind
s'inscrit dans une thématique plus vaste et a des explications
plus profondes qu'une simple taquinerie à l'encontre de
son épouse peu regardante en ce qui concerne les dates...
Mais le propos de Robert m'intéresse fort, car il s'appuie
sur des faits avérés, concrets, et je le sais sur
la trace de nouvelles informations, peut-être... Car Robert
est un véritable détective (a sleuth) et il l'a
prouvé à de nombreuses reprises.
Je joins à ce billet des coupures de presse
d'époque. The Sketch du 5 juillet 1893. Je suis
assez fière d'avoir pu dénicher et acheter ce document,
puisqu'il s'agit d'un entretien avec Mary Ansell, future Madame
Barrie, alors qu'elle jouait dans une pièce de mon adoré
auteur.
Mary semblait avoir du piquant dans ses réparties.
[Cliquez sur les images afin de les agrandir.
Merci de ne pas les reproduire sans mon consentement. Si j'ai
un peu de temps, je ferai une traduction sur le site Barrie.]
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Les mensonges de Mary Ansell et Rosalind,
une pièce de J. M. Barrie
par Robert Greenham
Dans mon livre, It Might Have Been Raining,
publié en 2005, j’étais le premier à
révéler que des documents officiels prouvaient que
l'actrice victorienne, la comédienne de théâtre,
Mary Ansell, n'avait cessé de duper les gens – et
peut-être même son propre mari, le dramaturge et romancier
James Matthew Barrie - concernant son âge.
J'indiquai aussi, brièvement, dans ce
livre, comment Barrie s'était servi de ce mensonge au cœur
de l'écriture de l'une de ses pièces, Rosalind,
dans les trois ans qui suivirent son divorce.
Aujourd'hui, la publication récente du
recensement de 1911 m'a permis de préciser les mensonges
de Mary et m'a conduit à écrire cet article-ci.
Mais, tout d'abord, quelques repères chronologiques...
1er mars 1861- Naissance* de Mary. Son acte de
naissance :
Recensement de 1861 : l’âge de Mary est correctement
indiqué (elle a un mois);
Recensement de 1871 : l'âge de Mary est
correctement indiqué (elle a dix ans) ;
Recensement de 1881 : l'âge de Mary est
correctement indiqué (elle a vingt ans) ;
Recensement de 1891 : la personne de Mary n'y
figure pas.
Elle rencontre J. M. Barrie.
Elle a 31 ans.
1892 : Mary joue dans une pièce de Barrie,
Walker, London.
Printemps 1892 : Mary rencontre J. M. Barrie
par l'entremise de Jerome K. Jerome qui l'a recommandée
pour la pièce de Barrie, Walker, London.
Le 9 juillet 1894 : Mary épouse J. M. Barrie. Le certificat
de mariage comporte une mention incorrecte : Mary y est présentée
comme âgée de 27 ans, alors qu'en réalité
elle a 33 ans. (Différence entre la réalité
et la fiction de Mary : 6 ans.)
Recensement de 1901 : l'âge de Mary reporté est de
34 ans. C'est faux. Elle est, en vérité, âgée
de 40 ans. (Différence entre la réalité et
la fiction de Mary : toujours 6 ans.)
Août 1908 : Mary rencontre Gilbert Cannan, un jeune homme
qui rêve d'écrire, nommé secrétaire
pour la campagne de Barrie pour l'abolition de la Censure.
13
octobre 1909 : audience pour le divorce de Mary et de J.M. Barrie.
Jugement provisoire de divorce, conséquence de l'adultère
de Mary commis avec Cannan. Jugement définitif en avril
1910.
28 avril 1910 : Mary épouse Gilbert Cannan.
Le certificat de mariage stipule qu'elle a 41 ans, alors qu'elle
est âgée de 49 ans. (Différence entre la réalité
et la fiction de Mary : désormais, 8 ans.)
Grâce à ces découvertes, nous pouvons déduire
que Mary, à l'instar de beaucoup d'actrices - entre vingt
et trente ans -, qui préfèrent profiter quelques
années encore de leurs vertes années, a décidé
de se rajeunir. Ceci, afin de ne point se voir interdire des rôles
et, partant, de prolonger encore un peu sa carrière. En
outre, nous pouvons conclure de tout ce qui précède
que Mary avait vraisemblablement menti à Barrie sur son
âge de l'instant de leur rencontre jusqu'à leur mariage
et, possiblement, également menti au pasteur David Ogilvy,
l'oncle de Barrie, qui célébra le mariage. Mary
choisit de maintenir une différence de six ans entre son
âge prétendu et son âge réel pendant
toute la durée de son mariage. Le mariage s'acheva par
un divorce, en octobre 1909, suite à l'adultère
consommé par Mary Barrie et Gilbert Cannan. Ce dernier
était entré dans la vie des Barrie en 1908, alors
qu'il n'était âgé que de 23 ans.
Beaucoup de biographies et d’articles nous présentent
Barrie tombant amoureux et épousant une jeune et jolie
actrice, sous-entendant par là que tout le monde croyait
que Mary avait au minimum quelques années de moins que
lui ; mais, Barrie étant né le 9 mai 1860, la différence
d’âge n’était que de neuf mois. (Fait
au moins connu par l'ami et le biographe de Barrie, Denis Mackail.)
Le nouveau mariage de Mary lui donna la possibilité
de réduire de quelques années encore son âge.
Mais, cette fois-ci, la raison ne pouvait être la même
que précédemment, puisque Mary avait abandonné
la scène seize ans auparavant, en épousant Barrie.
Dans mon livre, j'ai émis l'idée qu'elle pouvait
avoir agi ainsi afin de laisser croire à Cannan que, de
leur union, pouvait naître au moins un enfant. En effet,
Cannan n'avait que 25 ans quand il épousa Mary.
Un ajout à la chronologie de Mary...
Recensement de 1911 : l'âge de Mary est de 40 ans sur le
papier, alors qu'elle a en réalité 50 ans. (Différence
entre la réalité et la fiction de Mary : 10 ans!)
Il faudra attendre dix ans de plus, avec le recensement
de 1921, pour savoir si Mary a continué ou non à
"rétrécir les années" ; mais le
temps a tout de même fini par la rattraper : nous savons
que Mary ne porta jamais un enfant de Cannan et qu’elle
divorça de lui en 1918, après qu’il l’eut
trompée avec Gwen Wilson.
D’après moi, J. M. Barrie connaissait
l’âge réel de Mary depuis le début –
et, dans ce cas, il a dû fermer les yeux sur les informations
erronées reportées sur le certificat de mariage,
ainsi qu’en remplissant la feuille de recensement de 1901
– ou, plus vraisemblablement selon moi, il l’a découvert
à un moment ou un autre de leur mariage, ou très
peu de temps ensuite.
On sait que Barrie utilisait souvent des éléments
personnels et des événements de sa vie ou de son
entourage en guise de matériau d’écriture
et d’inspiration pour ses œuvres de fiction. Avec le
recul et des recherches, on peut identifier les êtres de
son existence derrière le voile de ses personnages de fiction.
En 1912, il semble qu’il y ait lieu de penser qu’il
s’est servi des mensonges de Mary et de sa relation avec
Cannan pour écrire sa pièce Rosalind. Je
ne crois pas que quelqu’un d’autre ait avancé
cette conclusion, mais les indices sont bel et bien là.
Dans le rôle principal, Madame Beatrice
Page, une londonienne qui présente bien, dans les quarante
ans, actrice, qui loue un cottage au bord de mer. Elle est sur
le point d’être rappelée à Londres pour,
une fois de plus, tenir le rôle de Rosalind, une
jeune femme, dans la pièce de Shakespeare, Comme il vous
plaira. Il y a un nombre important de références
à l'âge mûr du personnage et Madame Page fait
des commentaires variés à ce sujet : «
(…) on ne devrait jamais demander son âge à
une actrice (…) » ou encore ceci : « Avez-vous
remarqué qu’il n’y a jamais de rôle dedans
[dans les pièces] pour les femmes d’âge mûr
? »
Charles Roche, un jeune homme instruit, âgé
– en effet – de 23 ans, passe au cottage presque par
hasard et reconnaît sur une photographie une femme qui a
une apparence de jeune femme, une femme pour qui il a été,
il y a peu, fou d’amour. Cette femme est Beatrice, endossant
le rôle de Rosalind. Charles est au départ conduit
à croire que Madame Page est la mère de Beatrice.
Madame Page lui parle en lui laissant croire que c’est le
cas. Mais, après lui avoir expliqué les raisons
des mensonges des actrices concernant leur âge, Charles
en vient à comprendre que Madame Page et Béatrice
ne sont qu'une seule et même personne. Ils tombent amoureux
l’un de l’autre ; il la demande en mariage et ils
partent tous les deux à Londres, en plein bonheur…
«Il n’y a rien pour elles
entre vingt-neuf et soixante ans. De temps à autre, un
de ces dramaturges, parmi les moins expérimentés,
peut écrire un tel rôle. Mais, en rusant gentiment,
on peut le persuader de dire : "Elle n’a pas besoin
d’avoir plus de vingt-neuf ans. " Et, ainsi, mon cher
Charles, nous sommes parvenus à tenir à distance
de la scène les femmes d’âge mûr. Eh
bien, même notre Père le Temps ne nous trahit pas
! Il nous attend dans les coulisses avec un linge noir, de la
même façon que nos habilleuses nous attendent avec
des draps pour protéger de la poussière et mettre
à l’abri nos précieuses robes ; mais nous
adoptons des façons qui rendent notre Père le Temps
lui-même réticent à jeter sur nous sa cape.
Peut-être est-ce le regard implorant et aguicheur que nous
lui lançons, quand nous nous dérobons. Peut-être
bien que, malgré sa vieillesse, il ne peut résister
à la poudre sur notre joli nez. Et alors il dit : "Enchanteresse
coquine, je vais te donner une autre année. "
Quand vous écrirez mon épitaphe,
Charles, faites en sorte qu’elle soit tournée délicieusement,
comme ceci : "Ses vingt-neuf ans durèrent longtemps"
»
Dans la vie réelle, en août
1908, le jour qui suivit sa rencontre avec Mary Barrie, Gilbert
Cannan avait écrit au sculpteur Kathleen Bruce : «
(…) Madame Barrie commença soudain à me parler
comme une mère l’aurait fait. Il s’agit vraiment
d’une adorable personne et elle semble avoir besoin de moi.
Je ressens ce besoin et j’y réponds –volontiers.
»
Ce n’est certainement pas une coïncidence
si Barrie choisit Beatrice comme prénom pour son personnage
car, à la lumière de la pièce et de la connaissance
qu’il avait de son ex-femme, il est intéressant de
comparer les personnages de comédies dans les pièces
de Shakespeare : Rosalind dans Comme il vous plaira
et Beatrice dans Beaucoup de bruit pour rien. (Cf.
ce lien.)
La Rosalind de Barrie est intéressante
à deux points de vue : non seulement parce que cette pièce
paraît prouver que le dramaturge savait que Mary avait menti
sur son âge, aussi bien à lui-même qu’à
Cannan, mais elle semble également prophétique :
Beatrice séjourne à Monte-Carlo à «
un endroit où les gens jouent » et, plus loin, nous
apprenons qu’elle était censée passer un mois
à Biarritz. Comme il peut sembler étrange qu’en
février 1921, neuf ans après l’écriture
de la pièce, D. H. Lawrence* puisse écrire à
Mary, son amie depuis environ cinq ans, pour lui exprimer sa désapprobation
quant à sa passion du jeu et pour lui conseiller de ne
pas laisser ce travers devenir une habitude ! Étrange,
également, que Mary, dans les années 1925, ait dû
quitter l’Angleterre pour toujours, afin de passer le reste
de ses jours à Biarritz !
Finalement, il semble que Mary parvint à
duper les autorités jusque dans la mort. Elle mourut à
Biarritz le 30 juin 1950. Son certificat de décès**
indique une date fautive pour sa naissance : le 1er mars 1869
au lieu du 1er mars 1861… Elle avait manifestement continué
à vivre dans ce mensonge et avait trompé ceux qui
étaient proches d’elle pendant les dernières
années de sa vie. Personne ne pouvait la démentir
; en effet, Barrie l’avait depuis longtemps précédée
dans la mort et Cannan, victime d’une dépression
nerveuse en 1923, avait passé le reste de sa vie dans des
institutions psychiatriques. De plus, il semble prouvé
qu’elle n’ait plus renoué de contact à
l’âge adulte avec ses trois frères.
* Les lettres de D. H Lawrence sont conservées
à l’Université de Nottingham. Dans ce contexte,
les conservateurs reproduisent l’erreur concernant la date
de naissance de Mary Cannan (1867 est indiqué), ce qui
s’accorde selon toute vraisemblance avec le décalage
de six ans qui a perduré pendant tout son mariage avec
J. M. Barrie. Mes tentatives pour persuader l’université
de Nottingham de corriger leur erreur ont échoué.
** Une copie du certificat de décès
de Mary Cannan m’a été gentiment fournie par
mon amie Céline-Albin Faivre, connaisseuse française
de l’œuvre de Barrie, et auteur d’une traduction
du Petit oiseau blanc (Terre de Brume, 2006) ainsi que
du site internet : www.sirjmbarrie.com
Ma reconnaissance et ma bienveillance vont à
Andrew Birkin, dont l’étude exhaustive consacrée
à James Matthew Barrie est une mine d’informations
: J. M. Barrie and the Lost Boys (Constable and Company,
1979 ; Yale University Press, 2003). Sans oublier son merveilleux
site internet :
www.jmbarrie.co.uk
Sans oublier Denis Mackail, The Story of
J M. B. (Peter Davies, 1941).
[Cette traduction a été publiée
pour la première fois sur mon JIACO
: ici.]
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